Quand je repense à mon enfance, c'est toujours avec le sourire. Beaucoup de gens aiment blâmer leurs parents pour tous les malheurs qui les frappent dans leur vie : génétique, éducation, argent... Mais pas moi, loin de là. Pourtant, mes chers géniteurs ne roulaient pas sur l’or. Mes deux frères et moi dormions dans la même chambre, entassés les uns sur les autres et nous adorions ça. Un rien nous rendais heureux : le soleil, un vélo pour trois et quelques pétards. Je me souviens encore de nos bêtises. Nous volions la voiture de notre oncle qui vivait avec nous, explosions des boites aux lettres et écorchions nos genoux sur le bitume brûlant de Gold Coast. Une fois par mois, notre père nous emmenait à la pèche sur un voilier incroyable qui appartenait à son boss. C’était le bonheur. La mer, le vent gonflant les voiles et l’odeur incomparable du poisson frétillant nous ravissaient à tous les coups. J’avais dix ans quand il est mort. Mes frères ainés sont partis, je suis resté. J’étais bon à l’école, obéissant et toujours prêt à rendre service mais ça n'a jamais suffi à ma mère, perdue dans son chagrin. Ebranlé par cette souffrance, je m’entêtais à la rendre heureuse en travaillant chez des voisins. La vie me semblait tranquille et le temps passé dehors était comme béni. Avec le temps, elle s’en remit peu à peu et pourtant jamais elle ne retrouva ce sourire qui illuminait son visage quand mon père entrait dans la pièce, jamais elle ne rit comme lorsqu’il la taquinait, jamais elle ne se fit aussi belle que lorsqu’ils sortaient le premier vendredi soir du mois. Elle était belle mais la tristesse dans ses yeux me désarçonnait. A l’époque, je ne pouvais pas comprendre mais aujourd’hui que je suis marié à la femme que j’aime, tout est différent. Si jamais je la perdais, je pense que je ne pourrais pas m’en remettre. Ma mère s’est relevée pour moi, même si elle avait oublié comment s’y prendre avec le gosse que j’étais…


Reaghan. Ce chapitre de ma vie est le plus beau, le plus tendre, le plus romanesque aussi… Notre rencontre fut houleuse. Un vrai coup de foudre avec injures, cris et moqueries. J’étais le jeune type pauvre qui habitait le fond de la rue et tondait le gazon, elle était la petite fille chérie des vieux friqués du quartier. Nous n’arrêtions pas de nous déchirer et pourtant, dès le premier regard, j’avais su que j’en étais raide dingue. J’aimais cette demoiselle des temps modernes et sa répartie mordante. Aussi incroyable que cela puisse paraitre, notre idylle commença alors qu’elle n’avait que quinze ans. Mes amis croyaient que j’usais de mes deux ans de plus pour la manipuler et que c’était que du sexe. Et pourtant… entre elle et moi, la seule chose réelle était la passion. Notre premier baiser était un pari. Je revois encore ma moue dégoutée : Déconnez pas les gars : Reaghan c’est pas une vraie fille, c’est Reag ! Une réflexion stupide, j’avais juste la peur de ne jamais pouvoir mettre fin à notre étreinte… A partir de ce jour-là, on s’est aimé comme des fous, trop fort. Assez fort pour en souffrir. Pas assez pour être rassasiés. Puis quatre ans plus tard elle a disparu sans laisser de trace. Le gouffre ouvert dans mon cœur paraissait immense. J’avais vingt ans et une bague de fiançailles sur les bras. Ne vous méprenez pas : il n’était pas question de mariage à la sauvette à cause d’une erreur d’un soir, mais d’amour. Il nous suffoquait au point de ne nous laisser aucun autre choix. Et pourtant elle disparut…


Effréné, le temps s’écoula. Un an dans l'alcool m'aida dans ma solitude. Je ne me souviens pas exactement comment je me suis retrouvé à la radio, mais je sais que j’aimais ça et que je me suis battu pour mon émission. Je sais aussi qu’à la naissance de ma nièce, la vie m’a parue plus belle et que devenir son parrain m’emplit de bonheur. Quelques temps plus tard, on diagnostiqua un cancer à ma mère, jamais je ne la vis aussi heureuse que lorsqu’elle sut qu’elle rejoindrait bientôt celui qu’elle avait toujours aimé. Cela peut paraitre égoïste mais je lui en ai beaucoup voulu, jusqu’à ce qu’elle me dise que je pouvais très bien me débrouiller seul. Ses mots exacts sont gravés au fer rouge. Tu sais mon fils, tu es un homme à présent et tu as toujours fait les bons choix, sauf quand tu l’as laissée partir. Tu n’as jamais vraiment eu besoin de moi… Elle avait raison. Je n’ai rien d’autre à ajouter. Ce n’est que le jour de mes vingt-quatre ans, alors que je rentrais d’une régate de plusieurs mois sur un trimaran que la sagesse de ma défunte mère m’apparut. Une lettre. Une lettre vieille de quatre ans. Une écriture fine. La sienne, inoubliable pour moi. Reaghan. Le papier jauni me révéla des secrets. Le premier était la preuve que l’argent ne rend pas forcément une famille heureuse. Le second qu’elle n’avait jamais voulu m’abandonner, qu’elle m’aimait et que la réponse à ma question était oui. En quelques mots sur les dernières lignes, elle parlait de Londres où on l’envoyait de force. Si seulement j’avais su cela plutôt. Sans ménagement, j’envoyais paitre la compagne avec qui je vivais depuis un an, direction la capitale anglaise.


Evitons de trop nous étendre sur les instants mielleux. Nos retrouvailles furent difficiles, comme une nouvelle rencontre. L’orage est ce qui nous définis. J’aime cette femme qui depuis quatre ans partage ma vie, j’aime notre chien et la maison de ma famille avec une barrière blanche juste repeinte, j’aime nos disputes et nos chamailleries, j’aime ses sourires quand j’entre dans la pièce. J’aime ce qu’elle représente pour moi. J’aime nos projets et nos défis, j’aime nos faiblesses et nos erreurs. J’aime la savoir près de moi… Il ne me manque qu’une seule chose depuis toutes ces années… Et malheureusement à trop s’aimer, on peut aussi se détruire.