Calmer les palpitations de son coeur, sourire. Se faire grâce et souplesse. Déployer puissance et précision. Sourire encore. Sourire toujours. Mais surtout être la meilleure, encore et toujours. La tension des muscles, la tension psychologique mais ne jamais jamais rien lâcher. Souple comme le roseau, solide comme un chêne. Autant de qualités qui font une bonne gymnaste. Autant de compétitions et d'entrainements qui ont forgé une jeune femme. Elle a été créée, formatée pour être une battante, une gagnante, la meilleure. Fille de champions olympiques, natation pour le père, gymnastique pour la mère, elle était prédestinée au succès. Si son frère aîné n'a jamais été à la hauteur des attentes de ses parents, les aptitudes de la cadette à la gymnastique ne laissait aucun doute sur la suite: elle serait une vraie championne. Très vite, très jeune tout a été fait sur mesure pour qu'elle puisse parvenir à ce but ultime: école à domicile, entrainement mené par sa mère 5 fois par semaine, etc...

Chaque jour de sa vie, entre 7 et 17 ans, Pippa s'était pliée à une discipline de fer dans ce qu'elle mangeait, faisait, fréquentait. Ou plutôt qui ne pas fréquenter. Plus elle grandissait et plus elle perdait en liberté. Plus elle perdait en humanité. Pippa n'était pas une enfant comme les autres, c'était une enfant prodige. Elle ne fréquentait pas les jeunes de son âge, les seuls qu'elle côtoyait étant les amis de son frère, plus âgés donc. Elle n'avait jamais eu de véritables amies en dehors de ces filles qu'elle côtoyait pendant les compétitions. Pas vraiment des amies, des rivales qui vous font les yeux doux, qui vous font croire qu'elle vous apprécie mais qui ne rêvent que de vous écraser. Elle était seule. Seule face au reste du monde. Ses parents l'enfermaient dans une bulle dans laquelle elle s'étouffait. Mais elle ne se rendait pas compte. Comment s'en serait-elle rendue compte ? Elle était déconnectée de tout. Elle n'avait jamais goûté à la normalité. Et son frère. Elle le prenait pour un marginal, un alien, quelqu'un qui vivrait ailleurs mais pas dans le même monde qu'elle. Comment est-ce qu'elle aurait pu croire qu'il était dans le vrai et qu'elle avait faux sur toute la ligne ? Elle étouffait dans ses justecorps alors que lui respirait la vie à plein poumon ? Que là où lui sortait, se faisait des amis, expérimentait des choses, elle ne pouvait même pas se targuer d'avoir déjà eu un rendez-vous amoreux ? Elle était vierge dans la vie réelle, au sens propre comme au sens figuré. Un nouveau né que ses parents refusaient d'accoucher.

Marcher, marcher et se sentir épiée. Marcher et se sentir traquée. Elle n'avait d'autre échappatoire que la natation. Vraie fille de ses parents. Elle n'avait d'autres confidents que ces vagues, et son frère. Malgré leurs différences, malgré leurs incompréhensions, il était toujours là pour gommer ses doutes et la remettre sur les rails. Elle savait qu'il était son fan numéro 1 et qu'il croyait en elle plus que ses parents encore. Il vivait pour elle, elle était performante pour lui. Ils étaient différents mais complémentaires. Des jumeaux nés à trois années d'intervalles.
Mais toute la bonne volonté du monde ne peut pas garder une bulle hermétique pour toujours. Parce qu'elle a des yeux, elle a fini par voir. Voir que la joie que lui apportait la gym, tous ses titres même les titres mondiaux, ne lui apportaient plus la joie d'antan. Voir que tous ses sacrifices avaient été vains sur l'autel de la compétition. Voir qu'être la meilleure ne fait pas une personne meilleure mais simplement une personne bien plus seule. Voir que son justecorps était devenu trop petit, que, loin d'avoir vu trop grand, maintenant qu'un titre olympique était à portée, elle n'en voyait plus l'utilité. La reconnaissance éternelle, une belle médaille... qu'est-ce que tout ça contre la vie ? Elle avait 18 ans et elle n'était qu'un embryon. Elle ne vivait même plus pour ses propres espoirs mais pour les espoirs des autres. Tout le monde attendait beaucoup d'elle mais elle n'en avait pas envie, elle n'en avait plus envie. Elle ne savait plus de quoi elle avait envie. La tête de Pippa bouillonnait de doutes alors que se préparaient les JO de Londres lorsque soudain, le rideau était tombé. Une voiture, deux personnes, de la vitesse, une sortie de route, un arbre... la fin du rêve. Elle ne pourrait plus jamais faire de gym, plus jamais de sport à haut niveau. Les doutes ne voulaient plus rien dire puisqu'elle n'était plus rien. Elle n'avait plus rien. 18 ans durant sa vie avait été la gym mais maintenant que la gym s'était fait la malle, elle avait pris sa vie sous son bras, et son avenir avec. Elle n'avait plus rien. C'était un bien triste constat.

Des mois de galère, des mois de souffrance, des mois de rééducation pour reprendre une vie normale. Mais une vie normale c'était quoi ? Pippa n'en savait rien, elle n'en avait jamais eu. Et la rancoeur soudain. Elle était pleine de rancoeur vis-à-vis de ses parents, de la vie dont ils l'avaient emputée. Elle était amère et elle avait une revanche à prendre, une sacrée revanche sur la vie et sur ses parents. Fini l'obéissance. Fini la vie bien rangée. Elle allait sortir des sentiers battus. L'ancienne Pippa était morte dans l'accident. La nouvelle allait mettre le feu à sa bonne vieille ville de Gold Coast.